Culture électronique : de l’Acid House aux Raves françaises

Samedi 10 décembre — Précisément quarante ans après la création de la TB 303, synthétiseur Roland qui produisit les premières sonorités de basse dite « acide », aura lieu une vente-évènement organisée par la maison de vente Boischaut, dédiée aux origines des Rave françaises. Seront exposés et vendus au club Le Sacré à Paris et en ligne sur interencheres.com, des éléments originaux provenant directement des principaux acteurs et témoins du mouvement Rave en France : Manu Casana, Olivier Degorce et Michel Mullender. À cette occasion, minting.fr s’est penché sur les origines des raves en France.

À la fin des années 80, importées d’Angleterre sur le modèle des Acid House parties, les premières Raves font leur apparition sur le territoire français. Il s’agit de fêtes, illégales dès leur apparition, où est diffusée de la musique dite « Acid ».

1982 : apparition de la TB 303 et de l’Acid

Olivier DEGORCE — Sans titre, Paris, 1993

L’Acid House, doit son origine à un séquenceur de marque Roland, la TB-303 ou Transistor Bass — 303. Comme de nombreuses découvertes, cet outil fut d’abord conçu pour un usage tout autre, que celui de participer aux fondations de la musique électronique contemporaine. Lors de sa création en 1982 par Tadao Kikumoto, dont la mission chez Roland était de reproduire de manière analogique les sons d’instruments acoustiques, la TB-303 devait être une simple bassline avec modulation de fréquences. Complexe à programmer, ce séquenceur fut très peu utilisé à cet effet. Deux de ses fonctions, qui permettent de distordre les notes, retinrent cependant l’attention des musiciens : l’accent et le slide. Cette distorsion produit un son synthétique, alors nouveau, dit « acid ».

À ce stade, l’origine des Raves corrélée à l’apparition du son acid doit aussi intégrer une dimension purement économique : la TB 303, si compliquée à utiliser, fut un échec commercial. Dès 1981, elle fut donc exportée un peu partout dans le monde, et vendue, à vil prix. Notamment, aux États-Unis, en Europe… et en Inde.  

Ainsi en 1982, à Mumbaï, après une étonnante première utilisation de cette distorsion par Charanjit Singh (1940-2015), musicien et compositeur pour le cinéma hindi [1], des européens, dont de nombreux italiens, commencent à intégrer ce son acid dans leurs productions [2].

La Roland TB-303

1985 : la House devient Acid

Or, à Chicago, Frankie Knuckles vient de créer la House music, dérivé éponyme du Warehouse où il est DJ résident depuis 1977. Il y mixe de la Disco, de la Soul, de l’Italo-disco [3]… à sa manière. Son mixe consiste à renforcer la dynamique en y ajoutant une boite à rythmes et des séquences de percussion, tournant sur une source séparée.

L’Acid associé à la House music apparait peu après, en 1985, dans ce même Warehouse devenu le Music Box. Ron Hardy qui y officie tous les soirs, est alors approché par Phuture, un groupe de House composé de DJ Pierre et des musiciens Earl « Spanky » Smith Jr. et Herb J. Ils viennent d’enregistrer In Your Mind en y insérant ce son acid, composé avec une TB-303 acquise 40 dollars dans un magasin de seconde main. Ils souhaitent que Ron Hardy soit le seul DJ à jouer leur nouveau morceau. Ce titre, uniquement diffusé au Music Box, sera rebaptisé Acid Track, soit « l’Acid Track de Ron Hardy ». Signé sur le label Trax records en 1987 sous le nom d’Acid Tracks, ce titre de Phuture est souvent crédité comme étant le premier morceau de style Acid House.  

The Jams est l’un des premiers groupes anglais d’Acid house formé en 1987, fondé par Bill Drummond et Jimmy Cauty (futur KLF).

1987 : l’Acid House s’exporte en Europe

Cette même année, l’Acid House est exportée vers l’Europe [4], notamment à Ibiza où de nombreux Anglo-saxons se rendent chaque été, depuis la fin des années 60… grâce au général Franco. En effet, au milieu des années 60 le dictateur décide d’ouvrir l’ile baléarique à l’industrie touristique et exige la construction rapide d’un aéroport international. C’est chose faite, en 1967 : en plein Summer of Love américain. Dès lors l’île acquiert la réputation qu’on lui connait, en attirant tout libre penseur, hippies dans un premier temps, évadés du Thatchérisme [5] dans un second temps.  

Au même moment, un autre dictateur, l’Argentin Jorge Rafael Videla, nous offre l’immigration baléarique d’un vecteur important de la diffusion de l’Acid House en Angleterre. Alfredo Fiorito, pose ses valides à Ibiza en 1976, fuyant la junte argentine. En 1984, il deviendra DJ résident de l’Amnésia, où il insufflera à l’Acid House [6] un air sud-américain, propre à ses origines [7]. Dès 1987, les « Ibiza Four » — les DJs Danny Rampling, Paul Oakenfold, Johnny Walker, and Nicky Holloway — qui se rendent régulièrement à l’Amnesia, importent l’Acid House, en Angleterre.

Manu Casana : importateur de Raves dès 1989

À cette époque, le français Manu Casana voyage aussi très régulièrement entre la France et l’Angleterre. Ce punk, membre du groupe Sherwood Pogo est alors importateur pour le label Madrigal France, où il s’était déjà fait remarquer en distribuant, en avant-première, des labels comme Wax Trax, on U Sound ou Rythm King. Un soir de février 1987, il découvre une Acid House Party à Clapham Junction, dans un quartier industriel du sud de Londres…

On entendait déjà les basses à un kilomètre de la rave [Rires].
Une fois arrivé là-bas : j’ai halluciné.
                                                                Manu Casana
Première Rave Age au Fort de Champigny — samedi 7 juillet 1990

« Dur à cuire de la scène punk parisienne » [8], Manu Casana ne s’est pas retrouvé là par hasard.

Cet entrepreneur hyperactif est alors et déjà co-fondateur d’un magasin de disques (Terminal) et d’un label de punk hardcore (Autodafé [9]) à Paris.

Il est aussi fondateur de Plus Au Sud, distributeur de disques qui avait dès sa création, en 1989, des ambitions européennes.

Il est enfin, et surtout, fondateur du label Rave Age Records (R.A.R), considéré comme étant le premier label de House français [10]. Il éditera notamment le premier « Maxi » [11] de House en France : Sexe — DISCOTIQUE (RAR0, 1989) réalisé par Patrick Vidal et Christophe Monier (futur The Micronauts et Impulsion).

Aussi, après de premières fêtes en cercle restreint où il passe lui-même les disques qu’ils ramènent de ses différents périples anglais et américains, il co-organise une première B.A.M Party [12] le 27 mai 1989. Il n’est donc pas étonnant, qu’ensuite 1989, Manu Casana décide de participer à l’organisation de la première Rave française avec l’association anglaise Music And Dance (MAD).

Or, la première rave française n’a pas eu lieu…

Carl Cox, Norman Cook (Fatboy Slim), Danny Rampling, Harvey (résident du Ministry of Sound) Trevor Fung, Paul Oakenfold…

Ce name-dropping n’est pas l’un des Dream Concerts de l’artiste André Saraiva, mais la liste non exhaustive des DJs qui auraient dû se produire lors de la première rave française, le 10 novembre 1989.

En effet, la MAD n’a jamais eu lieu : ni à Varengeville-sur-Mer près de Dieppe, où elle fut interdite à la dernière minute par la préfecture de police. Ni à Paris, où Manu Casana tenta de la rapatrier sous le Chapiteau du cirque Diana Moreno, alors implanté square Séverine (Paris 20e)

L’arrêté préfectoral du 10 novembre 1989, soit le jour même de la Rave, interdisant l’évènement en réponse à la demande d’autorisation effectuée par Manu Casana et sa société Plus Au sud, mentionne  : « (…) compte tenu des risques que peuvent présenter de tels spectacles (…), et pour que soient prises les mesures en vue d’assurer un déroulement compatible avec les nécessités de l’ordre, de la sécurité et de la tranquillité publics », puis « Vu l’urgence », « les soirées envisagées les 10 et 11 novembre 1989 (…) sont et demeurent interdites ». 2000 entrées avaient déjà été vendues.

Première Rave Age au Collège arménien, vendredi 13 avril 1990

La Préfecture de Police de Paris, qu’il rencontre à cette occasion, exhorte aussi Manu Casana de « cesser d’importer n’importe quoi en France » pour argumenter ce refus.

Manu Casana apprendra plus tard qu’il était déjà fiché aux Renseignements généraux (RG) comme importateur du Hooliganisme en France depuis ses 16 ans…

Il était donc indispensable de rendre justice à cette initiative manquée et de débuter cette vente dédiée aux origines de la rave française par un lot, en directe provenance de Manu Casana, composé du flyer original de la soirée MAD, du ticket d’entrée n° 0812… auxquels nous ajoutons une copie des deux arrêtés préfectoraux de la Préfecture de Paris et de Dieppe interdisant l’évènement.

Inutile de dire que chaque pièce issue de la collection de Manu Casana est rare et souvent unique : telle sa propre TB-303 ou les deux lockers (matrice des vinyles) ayant servi au pressage du premier EP de House en France du groupe Discotique

Autant de témoignages des origines la musique électronique française.

Olivier Degorce : photographe de Raves dès 1991

Acteur et témoin de l’émergence des musiques électroniques en France, Olivier Degorce photographie compulsivement les premières Raves des années 90. Il est l’un des premiers à systématiquement documenter ces soirées électrisées par des DJs encore très discrets, parfois cachés parmi les « fêtards », dans des lieux secrets et non autorisés.

Ayant vécu le phénomène de l’intérieur, ses photos témoignent de l’esprit utopique qui règne à cette époque. Entre 1991 et 1999, il saisira ainsi sur la pellicule plus de 220 DJs, pionniers des musiques électroniques français ou internationaux de passage à Paris.

Rencontrés à leurs débuts, certains sont encore aujourd’hui très actifs sur la scène électronique internationale ou devenus de véritables « stars » :

  • les Français Thomas Bangalter et Guy Homem de Christo devenus Daft Punk, Philippe Zdar moitié regrettée de Cassius, Étienne de Crecy avant Superdiscount, Quentin Dupieux bien avant qu’il soit Mr Oizo ou donne vie à Flat Eric, etc.

  • les anglais Jeff Mills, Carl Cox, Richie Hawtin (Plastikman), DJ Shadow, Matthew Herbert, The Chemical Brothers, etc.

Daft Punk au Ku, Ibiza, 1997 — Olivier Degorce

Ce travail a par ailleurs été publié. Plastic Dreams fut publié en 2018 chez Headbangers Publishing, soit la maison d’édition du label Ed Banger Records. Le livre fut sold-out très rapidement après sa publication.

Des images rares révélant la sincérité de l’instant

Olivier Degorce découvre les premières soirées Acid House vers 1987, à Paris. Il a alors 20 ans.

Ce fut un véritable choc. Cette musique n’avait rien d’équivalent avec ce que l’on avait entendu.
                                                                Olivier Degorce
After à Gif-sur-Yvette, La sourie, 1992 — Olivier Degorce

Peu de temps après, il décide de photographier ses sorties en Rave. D’abord avec un appareil de qualité très moyenne, parfois même jetable, puis de meilleure qualité. Leurs points communs : pouvoir se glisser dans la poche.

Cependant, Olivier Degorce est rarement revenu de soirée avec plus d’une vingtaine de photos. Il était certes l’un des premiers à photographier de manière systématique la scène Rave, mais il ne s’agissait pas de porter un regard journalistique ni de couvrir un évènement. Ses photos sont donc d’autant plus précieuses, qu’une partie d’entre-elles a été réalisée dans des lieux qui n’étaient pas dédiés à la fête : entrepôts désaffectés, friches industrielles, péniches… Là, il lui arrivait de ne même pas regarder dans le viseur, de prendre les photos à la volée : de laisser le cadrage à l’improvisation de l’instant.

Collecter des portraits de ces DJs passant des disques pressés à seulement à 100 ou 500 exemplaires le fascinait. Insider, il devient connu dans ce milieu où le secret est intrinsèquement lié à l’évènement. Il reçoit donc souvent des commandes de portraits à réaliser pour la presse : Coda, Self Service, Crash, Novamag… Les prises de vues se faisaient dans la rue, dans les chambres d’hôtel ou, parfois même, chez les DJs eux-mêmes.

Olivier Degorce a exposé son travail photographique dans de nombreux centres d’art et musées en France et à l’étranger, notamment au Centre Georges Pompidou, au Musée des Arts décoratifs, à la Philharmonie de Paris, au Centre Culturel Suédois, au passage de Retz, à la Galerie Intervalle à Paris, au Confort moderne à Poitiers, au C.A.P.C à Bordeaux, au Rectangle à Lyon, au Nikolaj Contemporary Art Center à Copenhague, au Palais Clam Gallas à Vienne, à la Speak For Gallery à Tokyo au Design Museum à Londres ou au Kuntspalast à Dusseldorf…

Michel Mullender : vidéaste de Raves dès 1991

Michel Mullender est un vidéaste français connu pour ses nombreuses vidéos des raves en France (1991 – 1994). Reporter son et image, ses vidéos sont aujourd’hui très recherchées par les collectionneurs de cette période.

Né en 1954 et âgé d’une trentaine d’années au début des Raves françaises, il fait partie avec Manu Casana des participants « les plus âgés » de ces premières Raves, mais présents à barre de celles-ci — il a co-organisé 3 Raves [13] et 5 After, ou derrière la caméra, pour en saisir cette ambiance libertaire perdue depuis la fin du mouvement hippie. Son objectif est de saisir l’essence de ces fêtes plus que les participants, dont il évite avec sa caméra les plans serrés : l’énergie présente et l’absence de tabou social est fixée par sa caméra analogique Sony Hi8. Michel Mullender décide d’en faire des montages au début des années 2000 pour faciliter la transmission mémorielle de cette époque, éléments patrimoniaux qui ont déjà été utilisés dans des documentaires sur la musique électronique. Ces vidéos sont cependant essentiellement diffusées via des liens vers des vidéos YouTube non publiques, qui s’échangent par un bouche-à-oreille, tels les flyers des Raves !

Les 2 vidéos proposées à la vente sont les premières captations de Rave jamais réalisées, dont celle de la première Rave « officielle », réunissant 2 à 3000 personnes (Lot 42) et l’After de cette Rave, rue Léon (Lot 41).

Références

  1.  En 1982, Charanjit Singh (1940-2015), guitariste, pianiste et compositeur de musique pour le cinéma hindi, est le premier a utilisé l’instrument ainsi modifié dans des ragas hindoustanis. Auteur de Synthesizing : Ten Ragas To A Disco Beat, signé sur le label His Master’s Voice (HMV) cette même année, il est considéré comme le créateur de l’Acid, inventé « par erreur ».

  2.  Notamment Heaven 17 — Let Me Go ! (Virgin, 1982), Alexander Robotnick —Problèmes d’Amour (Fuzz Dance, 1983), My Mine —Hypnotic Tango (Progress Records, 1983), The Fashion —Future Girl (Discomagic Records, 1984) ou Growing Beats —Sahara (Airport, 1984)  

  3.  Il est fort probable que Frankie Knuckles au Warehouse, puis Ron Hardy au Music Box, aient souvent passé le titre Problèmes d’Amour d’Alexander Robotnick (ibid), titre italo-disco notamment composé avec une TB-303. Son succès aux Etats Unis (12 000 unités vendues en 1983) a certainement influencé la scène naissante de la musique Acid House à Chicago.

  4. Distribué par des labels parfois peu scrupuleux, comme le rapporte Joe Mugs dans son article The Digital Resurrection of Chicago’s Trax Records (Bandcamp.com, 16 mars 2017)

  5. Voir C’était quoi le problème de Thatcher avec l’acid house ? de Morane Aubert (nova.fr, 5 janvier 2017)

  6.  Donnie — THE IT (DJ International, 1986) fut le premier disque qui inscrira l’Acid House dans les sets de DJ Alfredo à l’Amnesia. Le vinyle, où un remix de Ron Hardy apparait, fut acheté à un distributeur américain à Ibiza. Voir Last Night a DJ Saved My Life, Bill Brewster and Frank Broughton, Castor Astral (2017)  

  7.  The Second Summer of Love: How Dance Music Took Over the World, John Blake Publishing Ltd (2019)

  8. Voir : Plus au Sud nous honore, de Stéphane Davet, (magazine Yaourt, Octobre/novembre 1989)

  9.  On lui doit notamment la signature de Cosmic Wurst, dont le fameux Pat Cash est membre. Celui-ci « débarque à poil sur scène, la peau recouverte de peinture bleue, rouge et jaune, coiffé de temps à autre d’un préservatif en fourrure rose ». Le groupe fait notamment la première partie des Red Hot Chili Peppers à l’Elysée Montmartre en 1990. Source : De la Rave à la Torah, l’ultime métamorphose de Pat Cash, Traxmag.com, 15 décembre 2015

  10. Source : RAVE AGE Records party - Emission « MEGAMIX », FR3 (1992),

  11. Le Maxi 45 tours, abrégé Maxi, est un format de disque vinyle destiné initialement aux DJ. Il contient généralement un ou deux titres par face.  

  12. B.A.M représentant les initiales des organisateurs de la soirée : Bruno, Arno et Manu

  13. Dont 2 Raves réalisées à la maison sur Pilotis à Gif-sur-Yvette (Lot 34).